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A chacun sa bulle... "Qui sont vraiment les « eurocrates » de Bruxelles ?"

L’Est bruxellois, où frayent fonctionnaires européens, diplomates et lobbyistes, est-il cette « bulle » tant décriée en France ? Voyage dans le cœur du réacteur européen.

LE MONDE | 03.05.2017 à 06h34 • Mis à jour le 03.05.2017 à 10h25 | Par Cécile Ducourtieux (Bruxelles, bureau européen)

Artiste: Bonhomme

Le restaurant Exki de la rue Charlemagne, juste en face du Berlaymont, l’imposant siège de la Commission européenne, à Bruxelles. Bois clair, menus ­veggies, sacs en tissu imprimés et couverts en bois à vendre pour les plus fans de la chaîne de fast-food belge. Le matin, à l’ouverture, des membres de l’équipe chargée des négociations du Brexit viennent y prendre un expresso à 1 euro, à moins que ce ne soit un journaliste du Financial ­Times, le patron d’un think tank européen ou un responsable de la « DG Trade », la ­division de la Commission chargée des traités de libre-échange.


Le midi, le directeur de cabinet du commissaire à l’économie, Pierre Moscovici, passe furtivement s’acheter son sandwich ; l’après-midi, les porte-parole de la Com­mission défilent pour briefer en « off » les journalistes.


L’Exki est un point d’observation imprenable sur cette exceptionnelle concentration de fonctionnaires, de diplomates et de lobbyistes qui circulent du matin au soir dans quelques kilomètres carrés bétonnés de l’Est bruxellois, où se concentrent les principales institutions de l’Union. Le QG de cette « bulle » européenne tant décriée en France, dans le cadre de la campagne présidentielle.


« Eurocrates », « technocrates »… La critique à l’égard de ces professionnels ne date pas d’hier. Le rejet tourne à l’obsession depuis la grosse claque du vote britannique en faveur de la sortie de l’Union européenne (UE). Ce ne sont évidemment pas des « oubliés de la mondialisation ». Mais qui sont-ils vraiment ces supposés « ravis » du libre-échange, ces petits soldats du Marché commun, ces « eurogagas » vomis par le Front national (FN) ? Nous sommes allés à leur rencontre.


« Le réflexe de la forteresse assiégée »


Appelons la Marie. La petite trentaine, elle est depuis bientôt dix ans à Bruxelles. Elle a su se faire repérer parmi des milliers de jeunes polyglottes bardés de diplômes et décrocher un contrat à la Commission, où les places sont de plus en plus chères. Privilégiée, coupée des réalités ? « Je suis bien payée [environ 4 000 euros], mais je ne vole pas mon salaire, et contrairement à ce qu’on colporte tout le temps, je paie l’impôt communautaire [versé au budget de l’UE]. »


Mais alors, pourquoi ne pas témoigner à visage découvert ? « On a trop peur de parler et que cela se retourne contre nous, dit-elle. On a complètement intégré qu’on avait mauvaise presse, à force, on a un peu le réflexe de la forteresse assiégée. » Et puis, souffle cette jeune maman, « on est tous des déracinés. Avec un point commun : on a du mal à expliquer ce qu’on fait à nos proches ».


Une constante ici : Bruxelles, c’est compliqué. Trois institutions (Conseil, Commission, Parlement européen), un cheminement législatif long et sinueux, d’autant qu’il faut à chaque étape produire du consensus ou une coalition majoritaire à 28 pays et/ou à trois ou quatre partis politiques. Une culture politique du compromis, de l’échange, du dialogue, qui est dans l’ADN de l’UE depuis sa création au lendemain de la seconde guerre mondiale. Aux antipodes de la montée du populisme en cours.


« L’UE incarne tellement cela, l’élite… », soupire Michael Schmitt. Cet Allemand travaille pour le groupe des Verts au Parlement européen (qui a une antenne à Bruxelles, en plus de Strasbourg). « Je suis un des très rares de mon équipe à être issu d’un milieu ouvrier et paysan. Beaucoup de mes collègues ont été exposés dès leur enfance à deux ou trois langues vivantes. Alors que je suis au début de ma carrière de fonctionnaire, je gagne plus qu’un universitaire, et presque dix fois plus que ma mère, femme de ménage… », précise-t-il dans un français parfait, conscient d’alimenter le cliché de la « bulle » coupée du monde des « vraies gens ».


Un peu hors sol à Bruxelles

Ce trentenaire s’excuse presque de recevoir dans le vaste duplex, avec une superbe terrasse au soleil, qu’il occupe avec Sandrine Roginsky, sa compagne française, à Molenbeek, commune de l’ouest de Bruxelles tristement célèbre depuis les attentats de Paris et de Bruxelles. Ce couple franco-allemand croit à l’Europe comme à une évidence, même s’il a désormais conscience qu’elle est mortelle. « La France non plus, elle ne fonctionne pas toujours bien, mais est-ce qu’on se demande s’il faut l’abandonner ? Non ? Alors ! », s’agace Michael Schmitt.


On croise peu de frontistes ou d’« insoumis » déclarés dans cette bulle qui a plébiscité Emmanuel Macron au premier tour de la présidentielle. On y lit avant tout le Financial Times, organe de presse préféré des institutions de l’UE, « qui peinent à convaincre au-delà des convertis, peut-être parce qu’elles négligent la télé et les médias de masse », souligne Sandrine Roginsky. La jeune femme est maître de conférences à l’Université catholique de Louvain et conduit une recherche sur la communication des institutions européennes.


Question ancrage local, la bulle reste un peu hors sol à Bruxelles, double capitale, de la Belgique et de l’Europe. « Même les ­Belges disent : “Tu travailles à l’Europe ?” au lieu de dire : “Tu travailles dans les institutions européennes ?”, pour qualifier notre quartier, c’est dire ! », relève Anne, qui a elle aussi préféré s’exprimer sous pseudo. Elle travaille pour le groupe des sociaux-démocrates européens et a connu les « dix glorieuses » (1985-1995), celles du Français Jacques Delors à la tête de la Commission, du lancement du marché unique et de la mise en chantier de l’euro.


Rares sont les fonctionnaires européens impliqués dans la vie locale, à l’instar de Bertrand Wert. Ce quadra français est conseiller municipal (Vert) d’Ixelles, une des dix-neuf communes de Bruxelles-Capitale. « Sur plus d’un million d’habitants, 120 000 travaillent pour ce que certains appellent “la bulle”, estime-t-il. Et au vu des participations aux élections communales, il n’y en a pas plus de 10 % qui s’intéressent à leur environnement. »


« Des bulles, il y en a dans tous les milieux »

A la décharge des expatriés, la politique belge est terriblement compliquée. « Même moi, j’ai du mal », avoue la liégeoise Elodie Lamer. A 27 ans, cette journaliste est déjà un pilier de la salle de presse du Berlaymont. Elle pige pour le site spécialisé Agence Europe et pour le quotidien belge Le Soir.


L’épisode du CETA a agi comme un révélateur. Octobre 2016 : trois parlements régionaux francophones belges refusent d’autoriser l’Etat fédéral à ratifier cet accord de libre-échange entre l’Union européenne et le Canada. Les médias et les diplomates sont pris de court. « Je me rappelle d’un moment surréaliste, en salle de presse, quand James Kanter [du New York Times] a lancé le débat sur le nombre de parlements en Belgique. Personne n’avait la même réponse », raconte Elodie Lamer, qui hésite d’ailleurs un peu elle-même : « Six ? Sept ? »


Pour autant, « Bruxelles, ce n’est pas un aéroport et on n’est pas des cyborgs », nous lance un des « Grecs ». Ce club de fonctionnaires européens français – qui s’est ainsi baptisé en référence ironique aux « Gracques » – a lancé un blog hilarant sur la bulle et ses travers, « parce qu’il vaut mieux en rire qu’en pleurer ».

Mais dès qu’on pousse trop la critique, ils perdent vite leur sens de l’humour. « Je viens d’un milieu semi-rural, je ne suis pas plus coupé que d’autres de la réalité sociale hexagonale, en tout cas pas plus que les énarques parisiens !, estime un de ces blogueurs. Ici, on parle tous deux ou trois langues, on a une vision bien plus fine des réalités des autres pays européens qu’à Paris. ­Des bulles, il y en a dans tous les milieux. Ma femme est professeure en France, et elle ne parle qu’à d’autres profs ! »


« Il y a un mur entre Bruxelles et Paris »

Au sein de la bulle, la campagne électorale en cours rend les Français particulièrement chatouilleux, et soucieux de préserver leur anonymat lorsqu’ils sont en première ligne. Ainsi de Clément, qui travaille à la Commission : « Quand je suis arrivé de Paris, j’avais le sentiment de m’échapper de la bulle de l’administration française où, au bout de cinq minutes, on te demande quelle école tu as fait. Cela a été une libération d’arriver dans un endroit où la compétence importe plus que l’origine. »


Ou de Philippe, l’une de ces nombreuses « petites mains » des eurodéputés français au Parlement européen : « Il y a un mur entre Bruxelles et Paris. Personne, là-bas, ne s’intéresse à nous, à l’action positive de Bruxelles. Ici, les élus en ont ras-le-bol. Et ils n’ont pas assez de temps pour labourer leurs circonscriptions hexagonales, qui sont énormes. Quel Français est capable de donner le nom de son député européen ? »


Le cheveu ras, l’air jovial, Alain Liberos n’a pas renié ses racines. A 64 ans, dont vingt-cinq de Commission (sur des questions liées au marché intérieur), il est devenu animateur d’En marche !, le mouvement d’Emmanuel Macron, à Ixelles. L’homme a plein d’idées pour rapprocher la bulle des « vraies gens » : « Pourquoi est-ce qu’on n’enverrait pas les fonctionnaires européens proches de la retraite faire un tour d’Europe pour expliquer leur action ? On pourrait même solliciter les retraités ! »


Fin mars, il a mis la main à la pâte, il a participé au programme Back to School, lancé par la Commission après le non français à la Constitution européenne le 29 mai 2005. « Je suis retourné à Lectoure [Gers], où j’ai fait une partie de mes études, raconte ce Gascon qui a gardé une pointe d’accent. J’ai expliqué à des enfants de primaire et de collège le sens du marquage CE [conformité européenne] sur leurs jouets. Cela veut dire que dans le marché intérieur, il y a des normes, qui garantissent leur sécurité et la libre circulation des jouets. Quand vous leur parlez comme cela de l’Europe, les gens comprennent ! »


« Dommage collatéral »

S’il reste enthousiaste, Alain Liberos est, comme beaucoup, exaspéré par la manière dont on dépeint la bulle hors de Bruxelles. « La Commission n’est qu’une force de pro­position, ce sont les Etats membres qui ­tranchent », rappelle-t-il. Marre d’être « le dommage collatéral de la critique anti-élites », résume Diego Velazquez, correspondant à Bruxelles du Luxemburger Wort.


« Les eurocrates paient leur essence à la pompe, ils paient l’impôt régional [équivalent de l’impôt sur la résidence], ils n’ont pas de ­passe-droit particulier. Et grâce à eux, Bruxelles est devenue une ville complètement ­cosmopolite », insiste le belge Willy Hélin, 70 ans, ex-porte-parole de la Commission, aujourd’hui retraité.


Alors, comment faire exploser cette bulle sous pression ? En refusant et combattant cette relégation de l’Europe aux marges de la politique nationale, tranche Elisabeth Morin-Chartier, eurodéputée LR. La dame est souriante, patiente, mais déterminée. Elle est rapporteuse pour la révision de la directive sur les travailleurs détachés – l’un des dossiers bruxellois les plus sensibles du moment, notamment en France, où la candidate du FN Marine Le Pen accuse l’UE de favoriser le « dumping social ».

Pas question que les élus locaux oublient la manne bruxelloise, qui les aide si souvent à financer leurs projets, martèle Elisabeth Morin-Chartier. Culottée, elle s’est invitée le 10 avril à l’inauguration d’un répartiteur haut débit à Vaux-en-Couhé, dans la Vienne. « Avec une belle aide de l’Europe, 1,6 M€, on oublie pas… », a-t-elle tweeté dans la foulée.

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